Du concept à la matérialité du sexe
À propos du livre Material Girls, de Kathleen Stock[1]
(Éditions H&O, 2024. Traduction réalisée par Olivier Bosseau)
Ce livre de Kathleen Stock, philosophe et féministe britannique, est très original. Il aborde de façon scientifique et documentée un problème que les sots ont qualifié de « polémique ». Quelle polémique ? Il y a d’un côté les idéologues qui font passer leurs sentiments et leurs émotions avant toute connaissance objective, et de l’autre les tenants d’un savoir authentique qu’ils tiennent à partager avec leurs lecteurs de bonne foi. À ce compte, tout livre est polémique et c’est tout à la gloire de la galaxie Gutenberg. Les livres sont faits pour débattre des idées, pour donner à réfléchir, pour bousculer les idées reçues. Balzac est polémique, Voltaire est polémique, Chateaubriand est polémique, et je reste dans le domaine de la littérature sans entrer dans celui de la sociologie ou de la philosophie ! Les éditeurs, dès la naissance de l’imprimerie, ont joué un rôle capital de soutien de la pensée, au sens le plus général et le plus noble du terme. Ils doivent poursuivre ce travail à l’abri de toutes les pressions…
Que nous dit Kathleen Stock qui apporte un regard neuf sur les interactions entre biologie et sociologie ? Elle classe d’abord les concepts « mâle » et « femelle » en quatre niveaux d’analyse :
Le niveau le plus basal est le niveau cellulaire des gamètes. Il y a des grandes cellules réceptrices et de petites cellules mobiles : on aura reconnu ovules et spermatozoïdes ou pollen. Et cela existe dans toutes les formes de vie sexuée, végétales et animales, des plus simples aux plus complexes, que les sexes soient séparés comme chez la plupart des animaux, ou réunis comme dans les fleurs. Dans leur livre[2], Gross et Levitt avaient mentionné l’existence d’un groupe de professeurs de biologie américains, le Biology and gender study group, pour qui la représentation classique des spermatozoïdes actifs et mobiles cherchant à pénétrer l’ovule passif et immobile est atrocement désobligeante pour les femmes[3]. C’est pourtant de la biologie toute simple qui ne supporte pas de discussion.
Le second niveau est celui des chromosomes. Dans l’espèce humaine, chacun sait que l’existence d’un chromosome sexuel Y caractérise les mâles et son absence les femelles. Le caryotype le plus fréquent (en nous limitant aux chromosomes sexuels) est XX chez les femmes et XY chez les hommes[4]. Là encore, on est dans la biologie de base ! Il existe un certain nombre de variantes, peu fréquentes, avec des X0, XXY, XYY et autres anomalies déterminant des troubles du développement sexuel, mais cela n’autorise pas à parler de l’existence de 5 sexes comme le fait Anne Fausto-Sterling, de 48 comme le dit Éric Macé, ou d’une infinité comme l’affirme Thierry Hoquet[5]. On nage en plein délire, et Kathleen Stock vient mettre un peu de raison dans ce fatras.
Le troisième niveau (ou critère) est celui du « regroupement d’attributs » morphologiques et fonctionnels. L’autrice entend par là la présence de seins, d’une vulve, d’un vagin, d’un utérus et d’ovaires chez les femmes, d’un pénis et de testicules chez les hommes, tous caractères sexuels « primaires » ; avec en outre de nombreuses différences dans la conformation laryngée, dans la répartition de la graisse abdominale, dans la pilosité : tout ce qu’on appelle les caractères sexuels « secondaires ». Il est assez incroyable que le simple rappel de ces évidences ait conduit au harcèlement de Kathleen Stock dans les médias britanniques et qu’elle ait dû démissionner de son poste de professeur de philosophie ! Qui donc crée et entretient une polémique ?
Le quatrième niveau est celui du « genre » ; il réside dans la perception de soi, c’est-à-dire qu’il siège au niveau cérébral. On peut être un homme et se sentir femme, ou l’inverse. Kathleen Stock ne discute pas ce sentiment profond et le respecte. Elle n’attaque jamais les « transgenres », elle milite au contraire pour qu’ils soient aidés, reconnus dans le sexe avec lequel ils vivent, gardant toute la dignité de personnes humaines. Oui, les sexes sont aussi socialement (et psychologiquement) construits, mais c’est à partir d’une base biologique indiscutable. Les causes de la dysphorie de genre ne sont pas connues : imprégnation hormonale précoce du cerveau ? Événements particuliers de la petite enfance ? Non, il n’existe pas de gène de la dysphorie de genre, pas plus que de gène de l’homosexualité ou de l’autisme, comme l’ont prétendu certains.
Mais il y a bien d’autres choses dans le livre de Kathleen Stock ! Non, elle n’est pas « transphobe » ! Elle s’élève simplement contre les activistes trans, contre l’intrusion des hommes dans les espaces réservés aux femmes (dortoirs, douches, prisons) parce qu’ils se « sentent » femmes et en profitent pour violer ces compagnes d’infortune, contre les fausses « sportives » qui viennent rafler les médailles. Elle ne dénonce pas, elle explique. Elle explique pourquoi il faut protéger les enfants et les adolescents contre les outrances des adultes trans qui, inversant le sens des mots et l’esprit de la loi, leur facilitent l’accès aux thérapies de conversion endocriniennes et chirurgicales, pourtant interdites au Royaume-Uni comme en France.
Kathleen Stock décortique le concept « d’homme » et de « femme » dans la biologie et dans la société. Elle le fait, non en sociologue, mais en philosophe. Quelques phrases-clés doivent être soulignées : « Les concepts [sont] des outils ou des capacités cognitives qui – du moins lorsqu’ils fonctionnent correctement – permettent à tous d’évoluer plus efficacement dans le monde qui nous entoure. La possession de concepts nous aide à remarquer différents types de choses et à faire des distinctions entre elles en fonction des intérêts que nous pouvons y porter ». Mais « les concepts repèrent également les vraies divisions déjà existantes dans le monde ; […] la capacité de nommer et de conceptualiser le monde de manière pertinente pour ses intérêts est une caractéristique des humains depuis l’apparition de leurs fonctions cérébrales cognitives supérieures. Nous ne serions pas allés très loin sans elle ».
Je laisse les lecteurs découvrir dans cet ouvrage la façon dont Kathleen Stock met en jeu sa pratique de la philosophie pour l’appliquer au concept « femme » et à la prise en compte de ces concepts dans l’identité de genre et le rôle social des femmes. Passionnante est la description de l’immersion de certaines personnes trans dans une fiction. Cette immersion, volontaire ou contrainte, plonge ces personnes hors de la réalité, avec tous les dangers que porte une telle attitude. Mais bien des personnes trans, heureusement, ne se précipitent pas dans une telle fuite en avant et « existent » avec détermination dans le genre qui correspond à leur moi profond, sans chercher à attirer l’attention sur elles. Ce qui est aberrant, c’est que, au Royaume-Uni tout au moins, un soutien juridique à cette fiction se manifeste dans les tribunaux : « La croyance déclarée selon laquelle il y a deux sexes ne peut pas être considérée comme une croyance philosophique protégée selon les termes de la Loi sur l’Égalité de 2010 » a statué un juge. « L’incroyable décision du juge, reprend Kathleen Stock, signifiait que le refus de s’immerger dans la fiction du changement de sexe, et, à la place, d’énoncer des faits, n’était “pas digne de respect dans une société démocratique” ».
« Comment en est-on arrivé là ? » demande Kathleen Stock. « Ce qui a joué un rôle important […], c’est la sensibilisation qui a été faite auprès du public à une histoire des préjugés contre les personnes non “conformes” sexuellement, ce à quoi était associé le désir respectable de se trouver du bon côté de l’histoire ». Elle rappelle que les relations sexuelles entre hommes étaient passibles de la peine de mort en Angleterre et au Pays de Galles jusqu’en 1861 : cela a créé une culpabilisation à de nombreux niveaux de la société, en particulier au niveau juridique, les juges ne voulant pas reproduire l’opprobre du passé vis-à-vis des « déviants ». La propagande des activistes trans, la présentation biaisée des statistiques sur le suicide ou les « crimes de haine », ont accentué une tendance qui, si elle est teintée d’empathie vis-à-vis des personnes trans, se révèle cruellement injuste pour ceux qui (sans être « transphobes », je le répète) refusent d’entrer dans une fiction morbide.
Et pour conclure, Kathleen Stock réclame davantage de travaux universitaires sur le phénomène trans : « Moins de (haute) théorie universitaire et plus de données académiques » est un sous-titre de sa conclusion. Les questions non résolues sont nombreuses… Il n’est pas possible d’avancer, sans preuves établies de façon objective, des slogans qui sont répétés machinalement par des activistes, et que répètent de façon mécanique juges, journalistes et, hélas, nombre d’universitaires. « Nous ne savons même pas, dit-elle, quelle est la proportion de personnes trans effectuant une transition médicale, avec des informations pour chaque type de chirurgie (faciale, thoracique, génitale) et pour la thérapie endocrinienne ». Comment avancer sur un problème qui n’est pas énoncé de façon satisfaisante ? Comment résoudre une équation qui comporte plus d’inconnues que de paramètres ?
Gageons que la version française du livre de Kathleen Stock connaîtra le même succès que l’original britannique !
[1] L’édition originale a été publiée en Angleterre en 2021 avec le même titre, aux éditions Fleet.
[2] Gross PR, Levitt N. Higher superstition. The academic left and its quarrels with science. Johns Hopkins University Press, 1994.
[3] Cette vieille idée a été récemment reprise dans un webinar par une jeune scientifique de Pasteur qui s’en est attribuée la découverte ! Allons, elle a de bonnes lectures… L’anthropocentrisme lui fait oublier que les gamètes des plantes sont aussi, soit des grandes cellules immobiles (dans le pistil), soit de petites cellules mobiles et même voyageuses jusque dans le nez des allergiques (dans le pollen).
[4] Il n’en est pas de même dans toutes les espèces animales : chez les oiseaux (et les papillons !), les mâles portent deux chromosomes sexuels identiques (ZZ) et les femelles deux chromosomes sexuels différents (WZ). Ce ne sont donc pas les chromosomes qui déterminent universellement le sexe, d’où leur place au second niveau.
[5] Le lecteur intéressé trouvera toutes les références dans mon article : Robert J. La biologie, martyre des philosophes. Innov Ther Oncol 2023; 9: 179-184.
Jacques Robert est professeur émérite de cancérologie à l'université de Bordeaux et praticien hospitalier honoraire à l'Institut Bergonié, le Centre de lutte contre le cancer de Bordeaux, dont il a dirigé le laboratoire de biochimie pendant plus de 35 ans.
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